Ces dernières années, les supporters de football allemands ont intensifié leur lutte contre la fédération allemande de football (DFB) et la Ligue allemande de football (DFL). Leur combat repose sur plusieurs points de friction, centrés autour des questions de gouvernance, de commercialisation croissante du football, et des droits des supporters. Les tensions sont particulièrement visibles autour des mesures de sécurité, des réformes structurelles dans le football professionnel, et du respect de la culture ultra, profondément enracinée dans les stades allemands.Les acteurs principaux dans ce projet de restructuration du football allemand sont la DFL, certains clubs puissants comme le Bayern Munich et le Borussia Dortmund, ainsi que des politiciens et représentants des instances sportives nationales et européennes. Ce débat est alimenté par la pression croissante d’investisseurs désireux de prendre un contrôle plus direct des clubs et par la volonté de certains clubs de mieux rivaliser financièrement avec d’autres championnats européens, comme la Premier League anglaise, où les propriétaires privés dominent.
Contexte du conflit :
Les fans allemands, connus pour leur engagement et leur organisation, se battent depuis longtemps pour préserver un modèle de football plus participatif et communautaire. La loi dite du "50+1" – qui empêche un investisseur privé de détenir la majorité des parts d'un club – est l'une des pierres angulaires de leur lutte. La règle du "50+1" est une réglementation unique en Allemagne qui exige que les membres d'un club de football détiennent au moins 50 % des droits de vote, plus une voix, empêchant ainsi un investisseur privé de prendre le contrôle total du club. Cette règle vise à préserver l'intégrité des clubs en garantissant que les décisions majeures restent entre les mains des supporters et des membres, empêchant ainsi la sur-commercialisation et l'influence excessive des intérêts financiers extérieurs.
Le projet de modification visait à assouplir ou à reformuler la règle du "50+1" pour permettre une plus grande flexibilité dans la participation des investisseurs privés, tout en maintenant un certain contrôle par les clubs. L'idée principale était de permettre aux investisseurs de prendre une plus grande part dans les décisions financières et opérationnelles des clubs, tout en garantissant un minimum d’influence aux membres, notamment en matière de décisions symboliques ou liées aux valeurs fondamentales du club. Les partisans de cette réforme soutiennent qu'une ouverture plus grande aux capitaux privés pourrait renforcer la compétitivité des clubs allemands sur la scène internationale, en attirant plus d'investissements et en augmentant les moyens financiers des équipes.
Pour exemple à Dortmund le club des membres, qui comptait 168 163 membres en novembre 2022, ne contrôle en réalité que 4,61 % de Borussia Dortmund GmbH & Co. KGaA, l'entité qui supervise l'équipe première masculine, l'équipe réserve et les U19. Signal Iduna détient 5,98 % des actions, Bernd Geske 8,24 %, Evonik Industries 8,19 %, et les 72,27 % restants sont cotés en bourse. Cependant, la société de gestion chargée de diriger le club de football, Borussia Dortmund Geschäftsführungs-GmbH, est détenue à 100 % par le club des membres, ce qui garantit le contrôle des décisions et le respect de la règle du 50+1.
Certains clubs, comme le RB Leipzig, Hoffenheim ou le Bayer Leverkusen, bénéficient déjà d'exemptions ou de structures particulières qui contournent l’esprit du "50+1". Hoffenheim, par exemple, est financé par le milliardaire Dietmar Hopp, qui a obtenu une exception à la règle après avoir soutenu financièrement le club pendant plus de 20 ans. Le RB Leipzig, sous le contrôle de Red Bull, respecte techniquement la règle mais limite l'adhésion des membres à un petit groupe sélectionné, donnant ainsi le contrôle total à l'entreprise. Ces exemples montrent comment certains clubs ont réussi à contourner la règle, renforçant l'argument des opposants qui craignent que sa modification n’entraîne une transformation radicale du paysage footballistique allemand. Ce modèle suscite une controverse majeure, car il est perçu comme une dérive commerciale qui menace l’équilibre compétitif et les valeurs traditionnelles du football allemand, ouvrant la porte à une potentielle érosion de la règle du "50+1" à travers d'autres clubs cherchant à suivre cet exemple. Les supporters voient dans cette règle un rempart contre la commercialisation excessive, permettant aux membres des clubs de conserver une certaine forme de contrôle sur les décisions.
Points de friction :
La commercialisation du football :
Les fans critiquent la dérive mercantile du football allemand, marquée par la multiplication des matchs à des heures incommodantes pour le public, le sponsoring omniprésent, et la hausse des prix des billets. L'introduction des matchs le lundi soir dans certaines divisions a suscité une opposition massive, car elle complique l'accès aux stades pour les fans voyageant depuis d'autres villes.
De nombreux matchs ont du être interrompus à cause des lancers de balles de tennis devenus le symbole de la contestation des fans.
La répression policière et la sécurité :
Le durcissement des mesures de sécurité dans les stades, la surveillance accrue et les restrictions imposées aux fans sont perçus comme une attaque contre les libertés. Le recours fréquent aux interdictions de stade (Stadionverbot) et aux dispositifs de sécurité lourds lors des matchs crée une atmosphère de méfiance. Les supporters dénoncent une stigmatisation collective et un manque de dialogue avec la fédération. Pourtant le modèle allemand en terme de sécurité dans les stades de football est un des plus élaboré en Europe.
En 1989, le ministère des Sports a lancé la création d'un groupe de travail en partenariat avec les Fan Projekts (BAG), des projets de fans qui se sont multipliés depuis 1982. Cette collaboration avait pour objectif de représenter les Fan Projekts auprès des associations nationales de football et des conférences nationales des différents ministères d'État, ainsi que de mettre en place des projets communs. Par exemple, à l'occasion de la Coupe du monde de 1990 en Italie et de l'Euro en Suède, le BAG a installé des bureaux de contact pour assister les supporters allemands lors de ces compétitions et jouer le rôle d'intermédiaire entre eux et les autorités locales.
L’implication du BAG représente ainsi la deuxième initiative nationale majeure, s'ajoutant au groupe de travail sur le concept national de sport et de sécurité, instauré en 1990 par la conférence des ministres de l’Intérieur. Ce groupe réunit des représentants des ministères de l'Intérieur, des Sports, de la Jeunesse de divers États fédéraux, ainsi que des ministères de la Famille, des Femmes, des Personnes âgées et de la Jeunesse. S'y ajoutent des représentants de l'assemblée des maires des villes allemandes, de la confédération sportive (DSB), et de la fédération allemande de football (DFB).
Le concept national de sport et de sécurité vise à promouvoir une action coordonnée entre les différentes parties prenantes concernées par le hooliganisme et à harmoniser les initiatives entre les États fédéraux. Ce programme comprend l'élaboration de protocoles pour le développement des projets de fans, en définissant leurs objectifs, les conditions de mise en œuvre à l'échelle nationale ainsi que les modalités de financement. Cela inclut également la mise en place de règlements municipaux encadrant le comportement dans les stades, l'application de mesures d'interdiction d'accès aux enceintes sportives, la gestion de la sécurité les jours de match et l’adoption de normes en matière de construction et de sécurité des infrastructures.
Les Fan Projekts, coordonnés à l’échelle nationale sous la Deutsche Sport Jugend (DSJ), ont pour mission principale de mener des initiatives en direction des supporters, y compris ceux impliqués dans le hooliganisme. Leur champ d’action s'étend à toutes les villes accueillant des clubs de haut niveau ainsi qu'aux clubs de divisions inférieures confrontés à des problématiques de violence, une réalité présente dans presque toutes les villes, à l'exception de Munich.
Les principes guidant l'engagement avec les supporters incluent le soutien à des projets individuels ou collectifs axés sur l'autonomisation des jeunes. Cette assistance couvre l'organisation d'activités de loisirs non commerciales, la facilitation d’échanges avec des supporters d’autres pays et la participation à des activités à risque élevé. De plus, les Fan Projekts offrent des conseils en matière sociale, de santé ou de droit afin d'aider les jeunes à surmonter des situations difficiles. Ils jouent aussi un rôle d'intermédiaire entre les supporters et les institutions, en cas de conflit avec les clubs ou les forces de l’ordre, et s'efforcent d'établir des collaborations durables avec ces acteurs ainsi qu’avec d’autres, comme les écoles.
Parmi les initiatives marquantes, on peut mentionner la création de points de contact ou d’ambassades de football lors des grandes compétitions européennes, destinés à assurer la sécurité des supporters itinérants et à prévenir les tensions avec d’autres groupes de supporters ou les autorités locales. Lors de tragédies comme la mort d’un supporter à Leipzig après des affrontements avec la police, les Fan Projekts organisent diverses actions, telles que des réunions, des débats et des cérémonies de deuil collectif, afin de maintenir le dialogue entre les jeunes et les forces de l’ordre.
Les droits des supporters :
Les fans réclament plus de droits dans la gestion des clubs, notamment par le biais de la participation aux décisions stratégiques, et une plus grande transparence dans les instances dirigeantes. Ils souhaitent également préserver la tradition des places debout, un élément culturel essentiel dans de nombreux stades allemands, qui favorise une ambiance unique.
Réponses de la DFB et de la DFL :
Face à la pression croissante, la DFB et la DFL ont pris des mesures pour répondre aux demandes des supporters, tout en cherchant à protéger les intérêts commerciaux du football professionnel.
Réformes du calendrier :
Sous la pression des protestations massives, la DFL a annoncé en 2021 l'abandon des matchs le lundi soir en Bundesliga à partir de la saison 2021-2022, une victoire symbolique pour les supporters. Ce retour aux matchs en week-end permet de limiter les contraintes de déplacement pour les fans.
Dialogue renforcé avec les supporters :
Les autorités du football ont commencé à renforcer le dialogue avec les groupes de supporters. Des tables rondes et des consultations régulières sont désormais organisées pour aborder les problèmes liés à la sécurité, aux conditions d'accueil dans les stades, et à la gouvernance des clubs.
Mesures de sécurité ajustées :
Bien que la sécurité reste une priorité pour la DFB et la DFL, des ajustements ont été apportés pour alléger certaines mesures jugées trop répressives, comme l'utilisation des interdictions de stade. Un équilibre est recherché entre la sécurité des spectateurs et le respect des droits des fans.
Quels sont les enjeux pour les deux camps ?
Pour les supporters :
Les enjeux sont clairs : préserver l’identité du football allemand, un football populaire, accessible et respectueux de sa culture fan. Ils veulent que le football reste un espace communautaire où les supporters peuvent jouer un rôle actif, tant dans les tribunes que dans la gestion des clubs. Ils craignent que la commercialisation excessive ne nuise à cette identité et éloigne le football de ses racines.
Pour la DFB/DFL :
Les autorités du football cherchent à concilier les exigences commerciales – qui impliquent la vente de droits télévisés lucratifs et l'attention croissante des sponsors – avec les attentes des supporters. Elles doivent également répondre aux défis de sécurité dans les stades et maintenir l'attractivité du championnat allemand à l'international, tout en veillant à la stabilité financière des clubs.
Pour conclure, ce bras de fer entre les fans et les instances dirigeantes du football allemand est représentatif d'une tension plus large entre la commercialisation croissante du sport et la préservation de ses traditions populaires. Si des avancées ont été réalisées, notamment avec la suppression des matchs le lundi soir, le débat autour du "50+1" et de la gouvernance des clubs reste un enjeu crucial.
Comments